Heather Robison
|
|
Les bélugas du Saint-Laurent se trouvent à l’extrémité sud de l’aire de répartition de l’espèce, à l’écart des autres populations de bélugas que l’on trouve dans les eaux boréales et arctiques. Avant 1885, il a pu y avoir jusqu’à 10 000 bélugas dans le Saint-Laurent, mais la chasse excessive a réduit considérablement la taille de la population. L’espèce ne s’est pas rétablie lorsque la chasse a cessé, en 1950, et le nombre des bélugas de cette population s’est maintenu entre 650 et 1 000.
En 1983, des scientifiques de l’Université de Montréal ont commencé à étudier les cadavres de bélugas trouvés dans l’estuaire dans le but de découvrir pourquoi la population ne se rétablissait pas des décennies de chasse excessive. On a constaté qu’environ 21 p. 100 des cadavres de bélugas adultes qui s’étaient échoués sur la côte et qui ont pu être autopsiés étaient atteints du cancer, principalement du tractus gastro-intestinal et des glandes mammaires.
Stéphane Lair, professeur de médecine zoologique à l’Université de Montréal, indique que son département examine chaque année de six à douze cadavres de bélugas, une cadence plutôt stable depuis 27 ans. L’Université a étudié au total 193 cadavres au fil des ans, mais environ 400 cadavres échoués de bélugas du Saint-Laurent ont en fait été trouvés depuis 1983. M. Lair précise que la moitié des cadavres trouvés sont dans un état de décomposition trop avancé pour qu’on les autopsie. Certains cadavres ne se retrouvent jamais sur les rivages. Au sein de l’échantillon examiné, les mâles et les femelles sont représentés en proportions relativement égales : 97 femelles et 94 mâles. Deux bélugas avaient à la fois des gonades mâles et femelles, ce qui est extrêmement rare et amène les scientifiques à s’interroger sur les conséquences de l’exposition aux contaminants.
L’examen des cadavres de bélugas a également révélé au fil des ans des cas uniques de cancers de l’utérus, des poumons, de la vessie et de la thyroïde, ainsi qu’un cas de lymphome et deux cas de cancer de la peau. Chez quelques-uns des bélugas, le cancer avait métastasé et le foyer de la maladie ne pouvait être déterminé. Les bélugas morts du cancer étaient adultes, et comme le développement d’un cancer prend habituellement des années, M. Lair explique qu’on avance que leur mort serait le résultat d’une exposition à des toxines au cours de leur vie entière.
Mais qu’est-ce qui a causé le cancer des bélugas adultes du Saint-Laurent? Les bélugas mangent des invertébrés qu’ils trouvent dans les sédiments du fleuve. Entre 1950 et 1970, les quantités d’hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP) que les alumineries rejetaient dans le fleuve étaient très importantes en comparaison de ce qu’elles sont aujourd’hui. Ces toxines se sont déposées dans les sédiments; en y fouillant, les bélugas ont probablement été exposés à des HAP.
On retrouve les HAP dans les gisements pétrolifères, houillers et bitumineux, et ils forment également un sous-produit de la combustion de combustibles. On a constaté qu’à partir d’un seuil suffisamment élevé de concentration les HAP ont des effets négatifs sur les fonctions biologiques des organismes, notamment sur les fonctions reproductrices.
Les bélugas adultes de l’estuaire du Saint-Laurent présentent un taux de cancer plus élevé que celui qui a pu être détecté dans quelque autre espèce sauvage que ce soit, mais chez les jeunes bélugas la première cause de mortalité est en fait la pneumonie parasitaire. Des vétérinaires de l’Université de Montréal se demandent si une exposition aux BPC a affaibli le système immunitaire de ces jeunes cétacés, ou bien si les perturbations que crée l’activité nautique ont une incidence sur la résistance aux maladies. Ils entrevoient également d’autres possibilités : une modification de l’écosystème qui aurait entraîné un déséquilibre entre les parasites et les bélugas hôtes, ou bien une modification survenue dans l’alimentation des bélugas.
Les jeune bélugas, ceux qui ont entre un an et quatorze ans, sont encore en croissance. M. Lair indique qu’environ 12 p. 100 des cadavres étudiés par l’Université de Montréal au fil des ans appartenaient à ce groupe, et que la pneumonie vermineuse était la cause première de leur mort. Ils auraient attrapé la maladie en mangeant des poissons fortement infestés de parasites. On ne sait pas exactement de quelle espèce il s’agirait; il se peut notamment que plusieurs espèces de poissons soient porteuses des parasites. Avant l’âge d’un an et demi, les bélugas ne mangent pas d’aliments solides, et n’ingèrent donc pas ces vers. Une fois qu’ils commencent à se nourrir de poissons, en revanche, ils s’exposent aux larves parasitaires. Les vers infestent les poumons, et les bélugas qui ne sont pas en mesure de combattre efficacement la maladie respiratoire en meurent. Les adultes ont une réponse immunitaire à ces parasites et ne subissent pas le même sort que leurs petits.
M. Lair précise qu’il est normal que les poissons aient des parasites, mais il se peut que le système immunitaire des jeunes bélugas ait été affaibli, ce qui pourrait expliquer qu’ils ne peuvent combattre la maladie.
« On sait, indique M. Lair, que ces bélugas sont exposés à des contaminants, notamment des BPC, dont on a montré qu’ils entraînaient une immunodéficience chez différentes espèces animales. » Les BPC s’accumulent dans les tissus adipeux, et cette accumulation s’amplifie au fil de la chaîne alimentaire : les grands prédateurs des maillons supérieurs, comme les bélugas, sont fortement exposés. « Par conséquent, la mortalité observée chez ces jeunes bélugas pourrait être reliée à l’exposition à ces contaminants. »