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Est-ce l’heure d’un adieu?



Cooper Langford

 

Dès l’approche de la grotte, les deux chercheurs ont pu constater un premier signe indiquant que quelque chose n’allait pas : un vespertilion brun peinait dans la neige au-dessus de l’entrée. C’était la mi-mars, une époque de l’année pendant laquelle on ne voit presque jamais ces chauves-souris à l’extérieur de leurs gîtes d’hibernation, et ce vespertilion était sans doute à l’agonie. Les chercheurs – Karen Vanderwolf, étudiante diplômée de l’Université du Nouveau-Brunswick, et son superviseur, Donald McAlpine, zoologiste au Musée du Nouveau-Brunswick – se sont arêtés et ont commencé à regarder autour d’eux. Plus d’une vingtaine de chauves-souris gisaient par terre, sans vie. C’est à l’intérieur que les attendait le spectacle le plus tragique. « Plus nous nous enfoncions dans la grotte, plus nous trouvions de cadavres de chauves-souris », se remémore Mme Vanderwolf. « Le sol en était recouvert. »

Si effroyable qu’elle fût, leur découverte n’était pas entourée de mystère. Mme Vanderwolf et M. McAlpine, qui s’étaient rendus sur ce site adjacent au parc national Fundy dans le cadre d’un projet de recensement des chauves-souris en hibernation dans huit grottes, savaient immédiatement de quoi il s’agissait : le syndrome du museau blanc, une infection fongique qui a décimé les vespertilions bruns de la région du nord-est des États-Unis depuis sa découverte il y a seulement cinq ans. À l’hiver de 2010, on a constaté la présence du champignon en Ontario et au Québec. Mme Vanderwolf et M. McAlpine découvraient cette fois le syndrome au Nouveau-Brunswick – alors qu’ils avaient établi son absence dans cette province un an auparavant – et enregistraient le premier cas de mortalité massive de chauves-souris au Canada. Des quelque 6 000 individus composant la population du plus important gîte d’hibernation de la province, on estime que 1 200 étaient morts.

L’aspect le plus troublant de la découverte de Mme Vanderwolf et M. McAlpine, c’est qu’il s’agit d’un signe avant-coureur. Aux quatre coins du Canada, des spécialistes des chauves-souris s’entendent pour dire que l’apparition du syndrome du museau blanc au pays indique que nos populations de vespertilions bruns risquent fort de subir le même sort que celles de leurs congénères des États-Unis; là-bas, on estime actuellement qu’environ un million de vespertilions bruns ont péri. Si une mortalité aussi catastrophique n’a pas encore eu lieu ici, les spécialistes ne voient aucune raison d’espérer qu’elle ne viendra pas. Comme l’exprimait Brock Fenton, biologiste spécialiste des chauves-souris à l’Université de l’Ouest de l’Ontario, lorsqu’il s’agit de syndrome du museau blanc, « il semble qu’il n’y ait rien qu’on puisse faire ».

Le tableau paraît presque inconcevable. Comment une population auparavant florissante d’une espèce répandue et familière peut-elle voir se profiler à un rythme si ahurissant la menace de l’extinction? Malheureusement, la science n’a que peu de réponses pour l’instant. Le problème Geomyces destructans donne lieu, du moins dans l’immédiat, à de nombreuses questions et à peu de conclusions. 

Voici ce qu’on sait. Le champignon, dont le nom commun vient de la moisissure poudreuse de couleur blanche qui se forme sur le museau et les ailes des chauves-souris atteintes, a été observé pour la  première fois à Howe Cave, près d’Albany, dans le nord-ouest de l’État de New York, au cours de l’hiver de 2006. On le retrouve maintenant dans 1 200 sites d’hibernation, de latitudes aussi méridionales que celles du Tennessee jusqu’à Kirkland Lake, en Ontario, pour la limite boréale. D’après un article publié l’été dernier dans la revue Science, la décroissance des populations dans ces sites va de 30 % à 90 %. Cet article prédit en outre que les vespertilions bruns de la région du nordest des États-Unis pourraient voir leur nombre réduit à moins de 1 % de sa valeur actuelle d’ici 20 ans, et ce, même si le taux de mortalité diminue.

Les conséquences mortelles – et pas seulement pour les vespertilions bruns, mais également pour d’autres espèces qui passent l’hiver dans des grottes et des mines abandonnées – sont imputables à la perturbation des cycles d’hibernation. Des scientifiques ont maintenant établi que le champignon responsable du syndrome du museau blanc survit dans des milieux frais et humides, comme les gîtes d’hibernation des chauves-souris. Lorsqu’il se développe sur des chauves-souris en hibernation, celles-ci se réveillent plus fréquemment, et c’est là que les problèmes commencent. Les chauves-souris en bonne santé sortent périodiquement de leur léthargie pour s’échauffer ou boire, mais ces phases d’éveil sont nécessairement brèves, car elles requièrent des quantités importantes d’énergie emmagasinée dans les tissus adipeux. Les chauves-souris atteintes du syndrome semblent passer plus de temps éveillées; elles épuisent ainsi leurs réserves lipidiques et meurent de faim avant le printemps. La croissance du champignon sur les ailes peut également nuire à la capacité des chauvessouris d’assurer leur apport d’eau, et ainsi conduire à leur déshydratation.

Outre ces éléments, on ne sait encore que peu de choses avec certitude au sujet du syndrome du museau blanc. Un peu partout en Amérique du Nord, des spécialistes des chauves-souris s’évertuent à débrouiller les questions irrésolues, dans l’espoir qu’ils pourront améliorer les chances de survie des espèces touchées. Mentionnons notamment une équipe dirigée par Craig Willis, biologiste à l’Université de Winnipeg, qui a terminé cet hiver la première étape d’une expérience de deux ans explorant des questions fondamentales qui se posent à l’égard du syndrome et de ses effets sur les chauves-souris. Les travaux sont menés dans un laboratoire d’études à biorisques du Western College of Veterinary Medicine, à Saskatoon. M. Willis et son équipe y ont installé trois chambres de simulation reproduisant les conditions qui caractérisent les grottes dans lesquelles hibernent les chauves-souris. Dans chacune des chambres se trouve un groupe de 18 chauves-souris. On a inoculé aux chauves-souris du premier groupe le champignon responsable du syndrome du museau blanc, et à celles du second groupe la souche européenne du champignon (laquelle, sans qu’on sache pourquoi, ne nuit pas aux populations de chauves-souris de ce continent); le troisième groupe est un groupe témoin. M. Willis espère que ces recherches lui permettront d’élucider plusieurs énigmes (par exemple : le syndrome du museau blanc est-il directement responsable de la mortalité observée chez les chauves-souris?), d’établir le cycle biologique du champignon et de  déterminer si certaines chauves-souris peuvent survivre à la maladie et, le cas échéant, transmettre leurs caractéristiques particulières à leur progéniture.

À ce state-ci du projet, M. Willis recueille encore des données et commence à peine l’analyse des résultats de la première année de l’expérience. Il signale cependant que des recherches non publiées semblent amener à certaines conclusions. Par exemple, de plus en plus de données portent à croire que les chauves-souris peuvent se transmettre le champignon entre elles et que le syndrome du museau blanc constitue la cause de la mortalité observée, plutôt qu’un symptôme d’un problème sous-jacent. Mais même si les connaissances progressent, M. Willis ne voit pas l’avenir d’un oeil optimiste. « À grande échelle, il est improbable que les effectifs de vespertilions bruns ressembleront à ce qu’ils étaient », indique-t-il. « La question, à mon avis, est plutôt de savoir si nous aurons encore des vespertilions bruns. »

En effet, tandis que la connaissance du syndrome progresse, peu de mesures d’atténuation semblent s’offrir. En 2009, M. Willis a publié, conjointement avec Justin Boyles, du Center for North American Bat Research and Conservation, un article qui faisait état de modèles informatisés indiquant que l’installation de chaufferettes dans certains gîtes d’hibernation touchés pourrait augmenter les chances de survie à l’hiver de certaines chauves-souris. Mais les auteurs faisaient déjà remarquer que cela pourrait n’être efficace que comme mesure provisoire, dans des régions restreintes, pour favoriser la protection des populations de chauves-souris restantes.

Aux États-Unis, des scientifiques font campagne pour que les autorités fédérales inscrivent le vespertilion brun à la liste des espèces en voie de disparition, une mesure qui aurait pour effet de débloquer des fonds pour les recherches qui s’ajouteraient aux quatre millions de dollars déjà accordés par le U.S. Fish and Wildlife Service. Entre-temps, dix-sept États du pays ont interdit au public l’accès aux grottes dans le but d’empêcher la transmission du champignon d’un site à l’autre par l’homme. On tente actuellement de mettre en place des mesures semblables au Canada. Avec le temps, cependant, quelles que soient les mesures prises, il est peu probable que les chauves-souris qui se trouvent dans des régions présentant un risque de syndrome du museau blanc échappent à la mortalité massive qui a été observée dans le nord-est des États-Unis.

Il se peut que ce taux de mortalité horrible des dernières années s’inscrive dans les cycles naturels de disparition d’espèces qui se produisent de temps à autre. Mais les chercheurs qui étudient le syndrome du museau blanc accordant peu de poids à cette explication. Leur avis dominant est accablant : le champignon serait une espèce envahissante, possiblement introduite en Amérique du Nord par les bottes d’un visiteur de grottes arrivé d’Europe et ne se doutant de rien. Autrement dit, il se pourrait que, en dernière analyse, la negligence humaine soit la cause de la tragédie qui se déroule actuellement.

Dans tout ce noir se glissent tout de même de petites lueurs d’espoir. Mme Vanderwolf, par exemple, indique qu’aux États-Unis des recherches non publiées laissent à penser que, pour l’instant, dans l’État de New York, les taux de mortalité des chauves-souris ne semblent plus s’aggraver. Et, à tout le moins, les recherches menées actuellement pourront être utiles dans le cadre de futures initiatives de conservation. Notre connaissance des chauves-souris est encore bien imparfaite, mais aujourd’hui, par nécessité dans cette situation terrible, certaines questions commencent à s’assortir de réponses. 

En 2009, Karen Vanderwolf était récipiendaire d’une bourse d’études du Fonds commémoratif Orville-Erickson de la Fondation canadienne de la faune.