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Opération longue-dent : première partie


Nov 10, 2015
David Hayes

Operation Longtooth graphic

 

Article offert par le magazine Biosphère

La journée est claire et la visibilité est bonne. Ehler est directeur de l'application de la Loi sur la faune pour la région atlantique d’Environnement Canada et Deering est agent de protection de la faune pour la région des Prairies et du Nord du même ministère. De leur embuscade, ils voient la route 102, qu’empruntera probablement leur proie, de même que le secteur boisé de Crystal Beach, de l’autre côté de la rivière Saint-Jean, où deux autres agents surveillent une maison de la Pointe Woodmans.

À 7 h 30, Ehler reçoit un message de l’équipe de Crystal Beach signalant de l’activité à la maison : on sort les déchets, on ferme les rideaux. Les occupants s’apprêtent à quitter les lieux. Selon des renseignements fournis par le Service américain de la faune et des pêcheries, la personne sous surveillance, Gregory Logan, un retraité de la GRC, planifiait un voyage à Bangor, au Maine, pour le 20 du mois, à des fins de contrebande. La veille, les guetteurs à Crystal Beach l’avaient vu transporter un objet long de deux mètres, enveloppé de toile noire, vers un pick-up Avalanche, puis le fixer sous le camion.
Quatre-vingt-dix minutes plus tard, Logan et sa femme Nina quittent la maison. Comme prévu, ils empruntent la route 102, qui devrait les mener, environ une heure plus tard, au passage frontalier de Milltown, à Calais, au Maine, suivis à leur insu par un cortège de véhicules judicieusement espacés le long de leur itinéraire, pour que Logan ne puisse soupçonner qu’il est suivi.  

Dans le jargon des romans policiers, l’étau se resserre...

Deux ans plus tard, le 14 décembre 2011, Environnement Canada déposa contre Gregory et Nina Logan 28 accusations séparées en vertu de la Loi sur la protection d'espèces animales ou végétales sauvages et la réglementation de leur commerce international et interprovincial (à laquelle on pourrait conférer l’acronyme de LPEAVSRCII). Les accusations visant Nina Logan furent plus tard abandonnées. L’enquête — baptisée Opération longue-dent et qui impliquait aussi les divisions d’application de la loi du Service américain de la faune et des pêcheries et de l’Administration nationale des océans et de l’atmosphère (NOAA) — aboutira à un plaidoyer de culpabilité de la part de Gregory Logan qui a reconnu qu’entre 2003 et 2009, il a illégalement exporté et vendu à des acheteurs américains un total estimé de 250 défenses de narval, pour un montant de près de 700 000 $.  

La contrebande de parties de narval — défenses, crânes, dents et gravure artisanale sur des os et des pièces d’ivoire — n’est qu’une petite partie d’un marché illégal de 3 G$ visant les espèces menacées, mais elle porte sur l’une des espèces marines les plus exotiques et les plus mystérieuses. Mais tout aussi exotique est le récit de l’Opération longue-dent elle-même, qui a mis au jour un occulte réseau d’antiquaires, de collectionneurs de curiosités et d’informateurs. Mais surtout, c’est la plus grande réussite dans l’histoire de la direction de l’application de la loi d’Environnement Canada et un modèle de coopération entre deux pays — un cas modèle pour le volet application de la loi en matière de protection de la faune.

Calais, dans le Maine, est une petite ville endormie d’environ 3 000 habitants, surtout connue pour ses trois postes frontaliers au-dessus de la rivière Ste-Croix vers St. Stephen au Nouveau-Brunswick. À 10 h 33, les Logan se sont ajoutés à une queue de voitures vers l’un des postes et, environ 10 minutes plus tard, un agent frontalier les a invités à s’avancer, comme il avait été convenu avec les autorités américaines. Selon le plan original, c’est le moment où Ehler et son équipe devaient laisser la filature à leurs homologues américains, avec qui ils maintenaient un contact permanent. Mais certains des agents américains avaient participé à un autre gros coup de filet la nuit précédente et étaient en retard au rendez-vous. Cela ne constituait pas un problème. Même si, sur le territoire américain, l’enquête tombait sous l’autorité des agents du Service de la faune, les Canadiens étaient autorisés à travailler sous leur direction au besoin. Les agents frontaliers les laissèrent donc passer.

L’équipe avait besoin de renfort puisque beaucoup de choses peuvent mal tourner lors d’une opération de filature. Si Logan se rendait compte qu’il était suivi et interrompait son entreprise de contrebande, les autorités des deux côtés de la frontière auraient une preuve beaucoup plus faible à présenter en cour. En fait, Logan n’était pas un suspect ordinaire. En tant qu’ancien officier de la GRC, il aurait pu éventer ce qui se passait autour de lui; c’est du moins ce que craignaient les agents de la faune. « Nous savions qu’il avait de l’expérience en matière d’opérations policières avec la GRC », dit Deering, 42 ans, 1,80 m, diplômé en application des lois sur la conservation. « Et nous savions qu’à la fin de sa carrière, il travaillait au Groupe des crimes graves. Mais nous ne savions pas s’il avait été formé en matière de filature ou de contre-surveillance. Il effectuait peut-être des manœuvres pour détecter s’il était suivi. Nous voulions surtout éviter d’attirer l’attention. » 

À 9 h 55 (ils étaient de retour à l’heure de l’Est, une heure plus tôt que dans l’Atlantique), les Logan arrêtèrent à la banque puis conduisirent leur camionnette dans le stationnement d’un magasin à rayons, où ils entrèrent tous les deux. Deering les suivit, pour garder le contact, pendant qu’Ehler, à l’extérieur, observait un agent de la faune américain qui s’approcha du véhicule et regarda sous la carrosserie. Il confirma plus tard que le paquet oblong enveloppé de noir était toujours fixé avec du fil électrique. 

Une demi-heure plus tard, les Logan sortirent du stationnement, prirent vers le sud sur la rue principale et s’engagèrent vers l’ouest sur la route 9 pour un trajet d’environ deux heures et demie jusqu’à Bangor. Ils étaient suivis par la première voiture de filature, celle qui relayait aux autres les informations géographiques essentielles, dans le cas présent un paysage ininterrompu de forêts d’épinettes, de tourbières glaciaires et de bleuetières, bordant une route sinueuse à deux voies, plaisamment appelée par les résidants « the Airline ».

À midi, à peu près à mi-chemin de Bangor, Logan quitta subitement la route, fit demi-tour et s’engagea sur un chemin de traverse dans un secteur densément boisé. Selon l’organisation de la filature, Ehler et Deering suivaient la première voiture (occupée par deux agents de la faune américains), qui passa son chemin en communiquant aux autres ce que Logan venait de faire. Ehler et Deering devaient prendre une décision rapide. Est-ce que Logan avait modifié sa route pour vérifier s’il était suivi? Quelle consigne donner à la caravane de voitures de filature — formée de Canadiens et d’Américains — qui suivaient à intervalles réguliers? Si Logan soupçonnait quelque chose, il risquait de mettre fin à son voyage. Dépassant nonchalamment le chemin de traverse, les deux chefs de mission instruisirent leurs collègues d’attendre que le suspect reprenne la route, tandis qu’eux-mêmes s’arrêtaient plus loin sur un chemin d’où ils pourraient voir passer la camionnette de Logan quand elle reprendrait la route.   

L’un des agents américains se fraya un chemin dans la forêt et réussit à s’approcher suffisamment pour observer ce que faisait Logan. Celui-ci sortit le paquet noir de dessous son camion et le transféra dans une boîte de contreplaqué, qu’il déposa à l’arrière de la fourgonnette. « Il est en déplacement », annonça l’agent, mais Ehler et Deering ne se détendirent que quand ils virent Logan de retour sur la route en direction de Bangor. La filature reprit. Après le départ de Logan, l’agent récupéra des attaches électriques et nota de longs sillons dans la terre et la végétation.

À 13 h 15, Logan sortit vers Bangor et se rendit directement à un comptoir des messageries FedEx.

 « Quand nous avons atteint Bangor, se souvient Ehler, des agents américains ont surgi de tous côtés. Nous leur avons laissé l’initiative. »

Chez FedEx, Logan débarqua sa caisse de contreplaqué. Après son départ, les enquêteurs américains ont fouillé son colis et trouvé deux défenses de narval, une de 1,8 m et l’autre de 2,2 m. Mission accomplie.

Depuis des siècles, nous sommes fascinés par la mystérieuse et romantique « licorne des mers ». Le narval est un cétacé de taille moyenne pourvu d’une défense torsadée qui peut atteindre 3 m de longueur. On le rencontre dans les passages libres de glace de l’océan Arctique, au Groenland et dans l’Arctique canadien. Il y a quelques siècles, des marins commerçants vendaient des défenses de narval comme des cornes de licorne pour plusieurs fois leur poids en or. On prêtait à la poudre tirée de ces cornes des vertus aphrodisiaques et antipoison. Au 16e siècle, l’explorateur Martin Frobisher, de retour d’une expédition dans le Nord canadien, offrit à la reine Elizabeth 1re une défense qu’elle déposa dans son cabinet de curiosités. À mesure que les connaissances progressaient sur le monde animal, on en vint à identifier la « licorne de mer » comme une baleine pourvue d’une longue incisive supérieure. Le naturaliste suédois Carl Linnaeus, dans son œuvre fondatrice Systema Naturae, publiée vers 1735, nomme l’animal « narwhal » où l’on reconnaît la forme « whale » pour baleine ainsi que le radical nár d’une langue scandinave et signifiant « cadavre », en référence à la couleur grise du corps du narval, similaire à celle des marins noyés. C’est le même Linné qui choisit pour le cétacé l’appellation scientifique de Monodon monoceros, une seule dent, une seule corne. Linné a jeté les bases du système de nomenclature binominale des espèces animales et végétales, toujours utilisé aujourd’hui.  

Aujourd’hui, alors qu’on estime sa population entre 75 000 et 80 000 individus, l’espèce est considérée comme « préoccupante » par le Comité sur la situation des espèces en péril au Canada (COSEPAC), ce qui signifie qu’elle n’est pas en voie de disparition ou menacée, mais qu’elle fait face à certains risques. Les Inuits ont la permission d’en récolter un certain nombre, dont ils consomment le cuir, la chair, les organes et la couche de graisse (le maqtaq, considéré comme un mets de choix) et vendent les défenses ou les sculptent en objets d’art. Les défenses vendues au Canada doivent comporter une étiquette indiquant qu’elles ont été obtenues dans le cadre d’une chasse légale de la part des Inuits et commandent un prix autour de 400 $ le mètre. Mais les vrais profits proviennent de la revente à des collectionneurs dans les pays qui interdisent l’importation, comme les États-Unis, où ce commerce est banni (à part quelques exceptions spécifiques) en vertu de la loi de 1973 sur les espèces menacées et la Loi de protection des mammifères marins. De telles restrictions existent aussi dans bon nombre de pays puisque le narval est couvert par la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d'extinction (CITES), signée par 170 nations.

Malgré plusieurs niveaux de réglementation et de contrôle, il est possible d’acheter légalement des défenses et d’autres parties de narval, mais cela exige beaucoup de documentation. Les vendeurs soucieux de leur réputation ne touchent pas à une défense si elle n’est pas accompagnée d’une étiquette de récolte, qui tient le décompte du nombre de narvals tués, pour vérifier qu’un chasseur donné ne dépasse pas le quota annuel. Un permis de transport des mammifères marins est nécessaire pour sortir les défenses du Nunavut. Pour ensuite les sortir du Canada vers l’un des pays où il est légal de les importer, il faut diverses approbations et permis prévus par la CITES et délivrés par Pêches et Océans Canada.

On sait que, pour toute commodité désirable et potentiellement profitable, même lourdement réglementée et assujettie à des sanctions dans le Code criminel (par exemple les drogues, les armes et les animaux exotiques), on verra apparaître un marché noir. C’est ce qui a attiré un ancien officier de la GRC du côté sombre de la loi. 

Le numéro de décembre de Nature en bref vous proposera la suite de cette histoire fascinante!

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Tiré du magazine Biosphère. Pour découvrir le magazine, cliquez ici. Pour vous abonner à la version imprimée ou numérique ou bien acheter le dernier numéro, cliquez ici.