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Opération longue-dent : deuxième partie


Dec 8, 2015
David Hayes

Operation Longtooth graphic

 

Article offert par le magazine Biosphère

Attendez! Avant de poursuivre votre lecture, avez-vous lu la première partie de cette fascinante histoire? Vous voudrez connaître tous les détails pour pouvoir reconstituer ce mystère! Lisez la première partie ici.

L’homme au centre de cette histoire est un personnage énigmatique. Greg Logan est né à Saint-Jean, au Nouveau-Brunswick, dans une famille de trois enfants. Il est entré à la GRC en 1978, à 20 ans. Après diverses affectations en Alberta, il est transféré en 1982 dans l’est des Territoires du Nord-Ouest, aujourd’hui une partie du Nunavut, où il a servi à Frobisher Bay (aujourd’hui Iqaluit) puis à Sanikiluaq jusqu’en 1985. Ensuite, jusqu’en 2003, il occupe diverses fonctions à partir du détachement de Grande Prairie, en Alberta.

Quand les accusations ont été portées contre Logan devant la Cour provinciale du Nouveau-Brunswick en 2013, celui-ci s’est présenté comme un officier dont les évaluations avaient été positives tout au long de sa carrière, mais qui avait payé le prix fort pour remplir son devoir. Dans une déclaration sous serment, Logan énumère une série d’expériences éprouvantes qu’il a connues comme policier et qui ont mené à un diagnostic de stress post-traumatique en 2004. Logan s’est trouvé à plusieurs reprises à intervenir dans des scènes d’accident particulièrement tragiques.

Logan a aussi connu des blessures physiques. En 1979, sa voiture de patrouille a heurté un orignal, lui causant des fractures à deux vertèbres cervicales et à l’omoplate. C’est au cours de la convalescence pour cet accident, à Saint-Jean, qu’il rencontra Nina, avec qui il éleva une famille. Il subit d’autres accidents, dont un coup de feu près de son oreille qui le laissa partiellement sourd. En 2000, à la suite d’un examen médical, la GRC le déclara inapte au travail sur le terrain et l’assigna à des tâches administratives jusqu’en 2003, où il obtint sa retraite après 25 années de service. Il avait alors 45 ans. 
Au début de la décennie 1980, alors qu’il était en poste dans l’est de l’Arctique, Logan découvrit qu’il pouvait se procurer des défenses de narval dans les coopératives de certains villages éloignés, par exemple Kugaaruk (Pelly Bay) et Repulse Bay. Selon la déposition de son avocat, Brian Greenspan, lors des comparutions de 2013, Logan a acheté quelques défenses pour lui-même, pour des amis et des membres de sa famille, puis commença à les revendre légalement au Canada, « sur une base commerciale modeste ».

La question qui se pose, évidemment, c’est pourquoi le petit négoce initial de Logan est devenu une entreprise illégale. Au moment de la détermination de la sentence — le contrebandier a plaidé coupable à sept chefs d’accusation, évitant ainsi la tenue d’un procès complet —, son avocat a rappelé la carrière de Logan et plaidé qu’après une retraite forcée consécutive à ses blessures, « il a connu une perte significative de jouissance de la vie, [...] et qu’il continue à subir des douleurs et des souffrances encore à ce jour ». L’avocat Greenspan ajoutait « que son argument ne visait pas à excuser l’engagement de Logan dans des activités criminelles... », même si son propos inférait un lien entre ses souffrances et sa décision d’arrondir ses revenus grâce au commerce illégal des défenses de narval.

 « M. Logan comparaît devant le Tribunal et veut faire valoir ses contributions positives à la communauté et demander qu’on les mette dans la balance en regard de ses infractions », continue Greenspan. « M. Logan reconnaît qu’il est devenu un contrevenant plutôt qu’un agent de la loi, et que cela constitue pour lui une expérience terrible. »
En conclusion, Greenspan affirme : « Jusqu’à ce qu’il découvre l’Internet et le marché pour ces défenses aux États-Unis, il n’avait jamais pensé à l’exportation. Et tout à coup, un modeste passe-temps devient un complément significatif aux pensions qu’il reçoit de la GRC et pour ses incapacités physiques... » 

On peut retracer les origines de l’Opération longue-dent en 2004 quand le Service américain de la faune et des pêcheries fut informé par des agents des douanes de l’aéroport JFK de l’arrivée d’un colis envoyé d’Odessa par un ressortissant ukrainien nommé Andriy Mikhalyov, et étiqueté « dent de baleine blanche ». Le paquet contenait 548 dents de cachalot qui, comme les défenses de narval, sont interdites de commerce par la Loi de protection des mammifères marins. L’enquête révéla que l’un des clients de Mikhalyov était un antiquaire de Nantucket, David Place, qui faisait commerce de souvenirs touristiques à connotation marine, tout en vendant sous le manteau des dents de cachalot et des défenses de narval. Sur eBay, l’antiquaire présentait ses produits, de manière peu subtile, comme « une occasion grosse comme une baleine » ou encore « d’une belle couleur ivoire ».

Parmi les preuves rassemblées par les enquêteurs et déposées devant un tribunal américain se trouve un courriel transmis par Place le 17 mai 2001 à l’un de ses fournisseurs de défenses de narval, une Canadienne du nom de Nina Logan. On y lit entre autres : « Lors de notre prochaine transaction, j’aimerais recevoir tout document que vous pourriez obtenir certifiant que [ces défenses] ont été obtenues légalement... »

Neuf jours plus tard, dans un autre courriel à Logan :
Place : « Chaque fois que je mentionne des défenses, on me demande si elles sont documentées. »

Logan : « Vos clients ont tout à fait raison quand ils demandent de la documentation justificative. »
Place : « Je peux encore en vendre sans papiers à d’autres clients, mais ce serait merveilleux si tout se passait “au-dessus de la table”, si vous voyez ce que je veux dire. »  
Nina et Greg Logan comprenaient ce qu’il voulait dire, mais étaient incapables de fournir de la documentation justificative pour des produits entrés en contrebande aux États-Unis. Si Place s’inquiétait, cela ne l’a pas empêché de continuer de faire affaire avec eux.

En mars 2011, Place a été reconnu coupable d’avoir illégalement importé et vendu des dents de cachalot et des défenses de narval. Il fut condamné à 33 mois de prison. Quant à Mikhalyov, arrêté en débarquant aux États-Unis, il reçut une sentence de neuf mois en lien avec l’affaire, puis fut déporté en Ukraine.
Mais l’enquête — appelée Nanook aux États-Unis — se poursuivait. En janvier 2013, Jay Conrad, un ancien couvreur et collectionneur de têtes réduites de Memphis au Tennessee, fait face à 29 chefs d’accusation de conspiration et blanchiment d’argent relativement à la contrebande de défenses de narval. Selon les autorités américaines, Conrad et son associé Eddie Thomas Dunn avaient payé 126 000 $ à Logan pour 135 défenses. On estime que Conrad a empoché des profits entre 400 000 $ et 1 M$ de la vente des défenses à des clients un peu partout aux États-Unis, tandis que Dunn a gagné 1,1 M$. Dunn a par la suite joué un rôle clé dans la preuve contre Logan et a négocié une réduction de peine en échange de sa coopération avec les enquêteurs.

Entre-temps, les agents fédéraux avaient réalisé qu’un informateur de 60 ans, Andrew Zarauskas, qui les avait renseignés sur le trafic de dents de cachalot de David Place, était aussi partie prenante au commerce des défenses de narval. Zarauskas, qui exploitait une entreprise de construction mais faisait aussi commerce d’antiquités, a de son côté acheté 33 défenses de Logan avant 2008. Le 17 février 2010, à Union, au New Jersey, des agents fédéraux l’ont interpellé à propos de ses liens avec Logan. Dans une entrevue de plus en plus confuse, Zarauskas affirma qu’il croyait que les défenses provenaient légalement de collections américaines existantes, mais prétendit aussi qu’il ignorait que l’importation de défenses du Canada était illégale. Un peu plus tard, incapable de nier qu’il connaissait les Logan, il expliqua qu’il ne savait pas comment son fournisseur transportait son butin par-dessus la frontière (peut-être dans un camion de billots, ou par bateau?). Il fut par après reconnu coupable de six chefs d’accusation de contrebande et blanchiment d’argent et condamné à 33 mois de prison et à payer une amende de 7 000 $.     

Au printemps 2009, des agents américains de la faune ont contacté Quentin Deering, aux bureaux de la région des Prairies et du Nord d’Environnement Canada, à Yellowknife. Ils lui parlèrent d’un Canadien qui faisait la contrebande de défenses obtenues dans le Nord, vers des acheteurs américains. L’enquête amorcée au bureau de la région Nord — la résidence principale de Logan se trouvant à Grande Prairie — se déplaça vers la région atlantique quand il apparut que Logan gérait son commerce de défenses à partir d’une résidence secondaire au Nouveau-Brunswick. 
« Nous avons alors entrepris de réunir toute l’information disponible sur lui », dit Glen Ehler, un avenant natif des Maritimes de 44 ans, détenteur d’une maîtrise en sociologie avec spécialisation en criminologie.

Pour une enquête d’envergure comme l’Opération longue-dent, Ehler devait réunir une équipe avec des compétences pointues et de l’expérience préalable de filature. Il en partagerait la direction avec Deering, et ensemble ils assureraient la coordination avec les Américains et documenteraient l’opération. Six autres agents des Maritimes et de l’Ontario complèteraient l’équipe.

Deering avait beaucoup d’expérience des exigences documentaires complexes d’une enquête comme celle-là. Entre autres, on parle de mandats de perquisition et d’ordonnances de communication (similaires aux citations à comparaître américaines, ils obligent les entreprises et institutions, banques, fournisseurs internet et de téléphone, etc., à mettre leurs renseignements à la disposition des autorités). Pêches et Océans révéla des archives montrant que le nom de Logan apparaissait sur un nombre élevé de transports de défenses à l’intérieur du Canada. De même, on a trouvé des concordances chronologiques entre des vols avec Air Canada entre Grande Prairie et les Maritimes, des traversées de la frontière à Calais et des envois de colis par FedEx vers divers clients aux États-Unis. Logan faisait envoyer les paiements à un bureau de poste situé dans un comptoir UPS au sud de Bangor, puis déposait l’argent dans des comptes de caisse d’épargne qu’il détenait dans le Maine, au Texas — où il possédait une troisième maison — ou dans des banques canadiennes.  

 « Logan avait le talent d’adopter différents personnages selon les interlocuteurs avec qui il faisait affaire », dit Kim MacArthur, l’un des membres de l’équipe d’agents de la faune travaillant sur le dossier. « Si vous les interrogez séparément, ils vous décriront à chaque fois une personnalité différente pour l’homme qu’ils connaissaient sous le nom de Logan. »

Il manquait toutefois une preuve claire de comment Logan réalisait le passage en contrebande. C’est pourquoi la prochaine étape devait consister en une filature transfrontalière en vue de la livraison d’un colis promis à un client américain. Ça n’a pas été très difficile. Eddie Dunn avait offert sa collaboration aux autorités américaines en échange d’une remise de peine. C’est lui qui avait commandé des défenses à Logan et avait informé les autorités de la transaction.  

Après qu’Ehler et Deering eurent suivi Logan à Bangor en août 2009, ils recueillirent d’autres éléments de preuve. Vers la fin de 2009, les enquêteurs américains leur avaient signalé que Logan pouvait commencer à soupçonner quelque chose, de sorte que Deering demanda des mandats de perquisition. Le 17 décembre, des policiers pénétrèrent dans sa maison de Grande Prairie et dans celle du Nouveau-Brunswick. On saisit le pick-up Avalanche de même qu’une remorque souvent utilisée par Logan qu’il avait modifiée pour y cacher des défenses de narval. On trouva également des fournitures d’emballage, tubes, fourreaux, boîtes de contreplaqués, similaires à celles retrouvées chez des acheteurs aux États-Unis. 

Le 14 décembre 2011, Gregory et Nina Logan ont été inculpés pour des violations à la Loi sur la protection d'espèces animales... (LPEAVSRCII). La poursuite a été circonscrite à environ 250 défenses et huit acheteurs américains (tous n’ont pas été poursuivis), avec 46 transactions distinctes sur sept ans, pour lesquelles Logan a encaissé 700 000 $, avec un profit de 385 000 $. Après négociation de plaidoyer entre le procureur de la Couronne et l’avocat Greenspan, les accusations contre Nina Logan ont été retirées et celles contre son mari ont été ramenées à sept.

Deux ans plus tard, le 1er février 2014, Logan a été condamné à quatre mois de détention à domicile suivi de quatre mois avec heures de rentrée de même qu’à une amende de 385 000 $, la plus importante imposée en vertu de la LPEAVSRCII. Il lui est également interdit de posséder ou d’acheter des produits provenant de mammifères marins pendant 10 ans, et il a aussi perdu la camionnette et la remorque utilisées pour les transports aux États-Unis. Il fait face à d’autres accusations aux États-Unis, alors qu’il vient de perdre son appel contre un mandat d’extradition (en octobre 2015). Son avocat, Greenspan, alléguait que les accusations sont essentiellement les mêmes que celles pour lesquelles il a été reconnu coupable au Canada, ce qui violerait ses droits garantis par la Charte de ne pas être soumis au « double péril », c’est-à-dire de ne pas être poursuivi deux fois pour la même infraction.

Quant à l’Opération longue-dent elle-même, elle offre une démonstration spectaculaire du défi d’appliquer les lois de protection de la faune et des complexités associées à des poursuites internationales. En même temps, elle constitue un exemple concret de ce qu’il est possible de réaliser — et un rappel éloquent de pourquoi cela importe.

Le numéro de décembre de Nature en bref vous proposera la suite de cette histoire fascinante!

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