Cooper Langford
La Loi sur les espèces en péril canadienne célèbre son dixième anniversaire. Quels progrès avons-nous accomplis dans la protection des espèces sauvages, et que reste-t-il à faire ?
Vous n’avez probablement jamais vu un naseux de Nooksack. Ce petit poisson gris-vert, pas plus long à maturité qu’un crayon ni vraiment plus pesant, vit principalement dans trois ruisseaux du bassin de la Nooksack, dans la basse vallée du Fraser en Colombie-Britannique. Autrefois abondant dans les rivières et ruisseaux de la région depuis la fin de la dernière période glaciaire, il y a 12 000 ans, il frôle aujourd’hui l’extinction, victime de la perte d’habitat entraînée par l’activité humaine.
Malgré sa petite taille et son avenir incertain, le naseux de Nooksack a fait beaucoup de vagues dans le milieu de la conservation. Il a fait l’objet en 2007 d’une poursuite contre le ministre des Pêches et Océans intentée par une coalition d’organismes environnementaux qui accusaient le ministère de ne pas avoir identifié les habitats essentiels du naseux de Nooksack dans ses plans de rétablissement, comme l’exige la Loi sur les espèces en péril (LEP). En 2009, un juge de la Cour fédérale s’est prononcé en leur faveur, voyant dans ce manquement du gouvernement « une infraction évidente à la Loi ».
Les organismes qui avaient intenté la poursuite ont salué la décision du juge, et pas seulement parce qu’elle protégeait un petit poisson. La véritable victoire, selon eux, était la valeur juridique que ce jugement accordait au processus de la LEP, qui n’avait jusque-là pas concrétisé son potentiel, selon plusieurs.
Deux ans et demi ont passé depuis ce jugement, et d’autres poursuites ont suivi. Cela dit, malgré ses dix ans, la LEP est toujours dans l’ensemble soumise aux mêmes critiques. Ce n’est pourtant pas une mauvaise loi. Au contraire, on fait souvent l’éloge de son approche transparente et scientifique de l’inscription des espèces en péril, entre autres qualités. C’est son application qui suscite les critiques… et les poursuites. On se pose donc la question suivante : dans un monde où ne cesse de s’accroître le rythme d'extinction des espèces, que peut-on faire pour que la LEP accomplisse ses buts ?
Ce n’est pas une question facile. Elle est au cœur des débats concernant la LEP depuis que l’idée en est née en 1992, quand le Canada est devenu le premier signataire de la Convention sur la diversité biologique au Sommet de la Terre des Nations Unies, à Rio de Janeiro. En signant cette Convention, le Canada s’engageait à protéger les espèces et les habitats en voie de disparition, ce qui rendait prioritaire la création d’une loi à cet effet. Les obstacles à affronter étaient peut-être moins évidents à l’époque. Il a fallu dix années difficiles et deux projets de loi morts au Feuilleton avant que le Parlement adopte cette loi.
Les questions débattues concernaient entre autres la portée de l’éventuelle loi et les types de restrictions qu’elle imposerait. On souhaitait fortement éviter les erreurs des États-Unis, où les lois sur les espèces en voie de disparition ont entraîné des arriérés dans les tribunaux et laissé craindre que les propriétaires fonciers tuent les espèces sauvages et détruisent les habitats avant leur inscription et leur protection. Un sinistre slogan de l’époque illustrait clairement ce risque : « Tue, enterre et tais-toi. »
L’un des principaux problèmes avait cependant trait à une question constitutionnelle complexe : quel pouvoir détient le gouvernement fédéral concernant les espèces en voie de disparition, étant donné que la faune et le poisson sont de compétence provinciale ? C’est à David Anderson, ministre de l’Environnement du gouvernement de Jean Chrétien de 1999 à 2004, qu’a incombé la tâche de résoudre ce problème… et plusieurs autres. Ce fut pour lui une période frustrante : « Nous sentions des pressions de toutes les directions. » À la fin de 2002, malgré ces pressions et de nouveaux drames politiques, il a réussi à faire adopter le projet de loi au Parlement.
Il est donc peu surprenant que la Loi n’a pas satisfait tout le monde. On l’a critiquée pour la faible protection accordée aux habitats essentiels et son application directe limitée aux espèces aquatiques et aux oiseaux migrateurs sur les terres fédérales. Elle comportait pourtant plusieurs éléments positifs. D’abord, elle délègue l’évaluation des populations fauniques à un organisme indépendant, le Comité sur la situation des espèces en péril au Canada (COSEPAC), afin que la science et non la politique détermine les espèces en péril. Elle rendait de plus les politiciens responsables. Bien que le Cabinet fédéral (ou le gouverneur en conseil, le cas échéant) décide des espèces à inscrire à la liste de la LEP, il doit expliquer publiquement ses motifs dans les 90 jours si ses décisions s’opposent aux évaluations du COSEPAC.
La LEP souligne aussi l’importance de l’intendance. Pour éviter une controverse comme aux États-Unis, la loi canadienne emploie la carotte au lieu du bâton et assure la collaboration de divers intervenants à l’élaboration des plans de rétablissement. Elle contient également des dispositions discrétionnaires pour dédommager les propriétaires fonciers dans certains cas.
Enfin, la LEP accorde à Ottawa un pouvoir discrétionnaire d’intervention, un « filet protecteur », au cas où les provinces ne prennent pas les mesures adéquates.
Tout cela est intégré dans un processus qui, selon Stewart Elgie, avocat de l'environnement et directeur associé de l'Institut de l'environnement de l'Université d’Ottawa, se résume en quatre principes simples : « Identifier les espèces en péril, ne pas les tuer, leur donner un abri et les aider à récupérer. »
À ces fins, la LEP prévoit qu’il devienne automatiquement illégal de porter atteinte aux membres d’une espèce ou de détruire leur « résidence » dès qu’elle est considérée comme menacée, en voie de disparition ou disparue du pays. L’espèce doit ensuite faire l’objet d’un programme de rétablissement assurant entre autres autant que possible l’identification de son habitat essentiel. Vient enfin la préparation d’un plan d’action pour la prise de mesures de rétablissement.
Créer un processus ne signifie toutefois pas qu’on l’applique, et c’est ce qui complique l’évaluation du succès de la LEP. Ce succès diminue plus une espèce avance dans le processus. À peine la moitié des espèces inscrites ont fait l’objet d’un programme de rétablissement, affirme Stewart Elgie, et les habitats essentiels de seulement la moitié de celles-ci ont été identifiés. Quant au nombre d’espèces qui ont terminé le processus, il ne donne pas raison de se vanter.
Le nombre de « voies de sortie » que prévoit le processus de la LEP est un des principaux problèmes, selon M. Elgie. Plus on avance, plus le pouvoir de décision devient discrétionnaire, moins défini ou moins transparent. Le système finit par s'embourber. Le gouvernement fédéral a beaucoup de retard dans l’établissement de programmes de rétablissement, qu’il doit en théorie produire en moins d’un an pour les espèces en voie de disparition et en moins de deux ans pour les espèces menacées ou disparues du pays. Quant au « filet protecteur », Ottawa ne l’a pas encore utilisé.
De toute évidence, on pourrait améliorer l’application de la LEP : resserrement des échéances, accroissement de la transparence et réduction des pouvoirs discrétionnaires, par exemple. Il ne faut toutefois pas oublier ses points forts. Ainsi, d’après les recherches effectuées par Stewart Elgie et ses collègues, l’inscription des espèces jugées en péril par le COSEPAC jouit d’un haut taux de réussite qui se compare avantageusement à celui des provinces où la loi n’exige pas que le gouvernement justifie ses décisions. En effet, le nombre d’espèces en péril qui y sont inscrites à la liste n’y est que de la moitié par rapport au fédéral.
La LEP a aussi joué un rôle important d’appui à la philosophie de la conservation. Depuis son adoption, neuf provinces ont soit adopté des lois en la matière, soit renforcé celles qu’elles avaient déjà, dépassant même parfois la portée de la loi fédérale. C’est là un détail important, puisque la majorité des espèces en péril vivent sur des terres provinciales. De plus, l’insistance placée sur l’intendance démontre que la conservation ne suscite pas obligatoirement l’antagonisme et que toutes sortes d’intervenants peuvent collaborer à une cause commune. « Je crois personnellement que la Loi est une réussite modeste. C’est un bon outil d’enseignement, » affirme David Anderson. « Sans elle, nous aurions beaucoup plus de problèmes. »
Cela dit, pour que la LEP soit plus efficace, il faudra des efforts. L’accroissement des ressources, notamment financières et en effectifs, constituerait une mesure importante qui permettrait aux ministères chargés de son application de respecter leurs échéances et de terminer le processus pour plus d’espèces.
Ottawa doit aussi prouver son engagement politique envers la Loi. Un soutien accru à son application serait une partie de la solution, mais le gouvernement doit aussi démontrer qu’il est prêt à utiliser ses pouvoirs si nécessaire. Le fait qu’il n’a jamais utilisé son droit d’intervention suggère que sa tactique préférée est de parler calmement, mais sans brandir de bâton.
Au bout du compte, nous devons admettre qu’il faut beaucoup de temps pour apprendre à utiliser une loi et pour que son influence se répande. La LEP a peut-être déjà dix ans, mais c’est une loi complexe qui pose des défis aussi complexes. Apprendre à les affronter nous permettra de rendre la Loi plus efficace. Nous devons aussi accepter le fait qu’aucune loi ne peut constituer à elle seule une panacée en matière de conservation. Il nous faut donc apprécier les possibilités que nous fournit la LEP et travailler à les concrétiser, dans l’espoir qu’un jour il ne soit plus nécessaire de poursuivre le gouvernement pour protéger une espèce comme le naseux de Nooksack.